Léo, ce matin-là tu n’es pas venu me réveiller à 7h30 comme à ton habitude, en posant ton nez contre mon nez, d’une pression suffisante à m’éveiller. Tu n’as pas été présent sur le tapis de douche, attendant ma sortie pour venir t’abreuver à mes jambes, en y léchant les gouttes d’eau.

Tu n’avais pas non plus dormi avec moi, lové dans le creux de ma taille. Je t’ai trouvé couché sur ton fauteuil préféré dans le salon. Tu n’as pas couru à ta gamelle pour réclamer de manière calme mais déterminée ton petit déjeuner. Tu m’as seulement demandé à ce que je t’ouvre la porte pour aller au jardin. Intriguée, je t’ai suivi.

Je t’ai vu creuser frénétiquement différents trous dans la terre meuble pour t’y faire litière, mais surtout, surtout, je t’ai entendu miauler comme jamais je ne t’avais entendu avant. Des hurlements de douleur.

Je ne savais pas qu’un chat pouvait produire de tels sons.

Les minutes m’ont parue longues, devant le téléphone, jusque 8h00, heure d’ouverture de la clinique vétérinaire. J’étais à la clinique 10 minutes plus tard.

Là, des termes médicaux dont j’ignorais l’existence – et plus encore le sens –  sont tombés : ascite, laparotomie, entérostomie … Je nageais en plein brouillard alors que le vétérinaire me demandait de prendre une décision capitale. Anesthésier et opérer, pour « aller voir », se rendre compte, poser un diagnostic qui n’était pas suffisamment clair malgré l’échographie et la radio. Mais anesthésier et opérer allaient, de toutes façons, dégrader un peu plus ton état. Les deux choix étaient de mauvais choix.

Entre « ne rien faire et attendre que ton état se dégrade encore plus sans indication permettant une prise en charge médicale » et « poser un diagnostic avec la contrepartie de t’affaiblir en peu plus », j’ai choisi. Tu as été placé dans un grand box, et je suis restée avec toi pendant une heure, incapable de m’en aller, incapable de faire autre chose que pleurer. La conviction intime que je ne te reverrais plus mais que je ne t’étais d’aucun secours m’a fait quitter les lieux. Me voir souffrir ne pouvait qu’ajouter à ta propre souffrance.

Alors oui, j’ai « prié » pour que tu t’en sortes, que tu me reviennes comme le compagnon loyal et fidèle que tu étais depuis 10 ans. Puis, les heures passant, je t’ai adressé des pensées moins égocentriques, je t’ai dit de faire comme tu le souhaitais et comme tu le pouvais. De penser à toi et non à moi.

Tous les jours je te le disais, à voix haute et les yeux dans les yeux : « Tu es le meilleur chat du monde, par ta présence, ta confiance, ta complicité envers moi, ton regard à la fois attentif et bienveillant. Tu es une crème de chat, ne reculant devant aucun acte médical, avalant tout seul, quand nécessaire, tous les cachets prescrits par le vétérinaire. Accourant vers moi à la simple vue de ta brosse. Pétri d’habitudes et de rituels qui font d’une relation son côté unique et irremplaçable. Hyper équilibré entre « ta vie de chat » faite de siestes au soleil, de traquenards envers les moineaux, de « prélèvements » (ainsi que disent les chasseurs) de souris et autres mulots dans le jardin, mais aussi de compagnonnage avec ton « humaine de compagnie » que je suis. Tous mes voisins ont remarqué ta présence à la grille du jardin quelques minutes avant mon arrivée, quelle qu’en soit l’heure. Ils savent également, qu’en cas d’invitation de leur part, tu ne manqueras pas de m’escorter. Un couple chat humain assez fusionnel, mais d’une manière mutuellement consentie et respectueuse. Que demander de mieux ? ».

Alors, si ton heure était venue, le mieux que je puisse faire était de te laisser partir. Te laisser faire ce qui était juste pour toi.

Quand, enfin, le téléphone a sonné et que le vétérinaire m’a annoncé des métastases généralisées à tous les organes abdominaux, je n’ai pas hésité une seconde. Il y a des circonstances où demander une euthanasie est l’acte d’amour ultime.

Maintenant que tu reposes dans mon jardin, je continue de penser que tu m’as montré le chemin.

Notre relation était tellement forte et tellement belle que j’ai entamé des études d’éthologie, pour mieux comprendre le comportement d’autres espèces que la nôtre, mieux te comprendre et mieux savoir répondre à tes besoins. Cette reprise d’études universitaires en a précédé une autre, la formation d’intervenante en comportement félin. Les lectures nombreuses, les recherches documentaires, la participation à des conférences, les discussions à bâton rompu avec toute personne susceptible de m’enseigner, de créer une agitation intellectuelle, ont été à l’origine d’un nouveau projet professionnel, pour mettre tous ces nouveaux savoirs au service d’autres animaux que toi, humains et non humains. Elles m’ont permis de faire de nouvelles et belles rencontres humaines (special thanks to Fred) …

Voilà tout ce que je te dois, mon chat (l’adjectif n’est pas possessif mais affectif). J’espère seulement t’avoir offert une belle vie, sereine et enjouée, et m’être montrée à la hauteur des attentes que pouvait avoir ta maman chat quand elle est venue te déposer dans mon jardin.

Il y a 10 ans déjà.

Il y a 10 ans seulement.